Prostitution : les angles morts d’une loi « incomplète »
En 2014, le Canada modifie son code criminel concernant la « protection des victimes d’exploitation sexuelle ». Désormais, le client est criminalisé, quand la personne vendant ses « propres services sexuels moyennant rétribution » œuvre légalement. Un revirement législatif qui n’a pas tout réglé.
Kelly (son prénom a été modifié) est active dans l’industrie du sexe. Sur le trottoir d’une rue sombre du quartier d’Hochelaga, excentré de Montréal, elle attend les clients. Elle avoue mal connaître la loi, mais sait pouvoir compter sur les forces de l’ordre. « J’ai déjà eu des situations compliquées, alors je suis allée voir la police. Elle m’a bien aidée et m’a conseillé des organismes. »
Ces structures venant en aide aux personnes en situation de prostitution ont fleuri depuis 2014, subventionnés par le gouvernement. Car le changement législatif a renversé la vapeur. « Le Canada s’est positionné du côté des personnes qui entrent dans l’industrie du sexe, et qui sont souvent vulnérables », explique la psychologue et professeure à l’UQAC, Karine Côté.
Pour les personnes en situation de prostitution, demander de l’aide n’est cependant pas systématique, pointe Karine Côté. « Les femmes en situation de prostitution continuent à se sentir vulnérables et n’osent pas porter plainte, par peur d’être arrêtées ». La professeure rappelle l’importance d’expliquer la loi « pour qu’elles soient au courant qu’en tout temps, elles peuvent avoir recours à des services ».
La loi en clair
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Une criminalisation qui porte mal son nom
À l’inverse, le changement législatif place les clients dans le viseur de la justice. « Une personne déclarée coupable de la nouvelle infraction peut être condamnée à un emprisonnement maximal de cinq ans », indique le gouvernement du Canada sur son site web. Les personnes vivant de la prostitution d’autrui – les proxénètes – encourent de leur côté jusqu’à 14 ans de prison.
Mais dans les faits, la loi n’est pas aussi stricte qu’elle en a l’air, en tout cas pour les clients. La professeure de sciences juridiques à l’UQAM Rachel Chagnon pointe la clémence des juges envers les personnes ayant acheté des services sexuels. « Quand on regarde le nombre d’arrestations, c’est une goutte d’eau dans l’océan », affirme-t-elle. Entre 2014 et 2019, seulement 233 clients ont été accusés, selon Statistiques Canada. Des chiffres que la juriste explique par un biais de bienveillance des policiers, qui ont « tendance à se dire que ce n’est pas un crime si pire que ça ».
Et pour les affaires portées devant le tribunal, « il est très difficile de faire condamner un client, explique encore Rachel Chagnon. C’est rare d’arriver à faire témoigner la “victime”, puisque quand tu es une travailleuse du sexe, tu veux continuer à avoir des clients, donc tu ne vas pas en cour pour témoigner contre eux ».
Décriminalisation partielle
Pour Rachel Chagnon, ce laxisme est une faille. « Si on a installé cette législation, mais que les policiers ne l’appliquent pas, que ça ne mène pas à des condamnations, on crée une situation de mécontentement par rapport à la loi. Même si on peut penser que la criminalisation du client est une bonne chose, si ça ne fonctionne pas, ça veut dire qu’il faut fonctionner autrement, argue la juriste. Aussi, je trouve illogique la décriminalisation partielle des personnes actives dans l’industrie du sexe. Si le législateur veut emprunter ce chemin, qu’il le fasse jusqu’au bout ! », lance-t-elle encore.
Il est interdit aux personnes en situation de prostitution de vendre leurs services aux abords « dans un endroit public qui est un terrain d’école, un terrain de jeu ou une garderie », selon le gouvernement canadien, encourant une peine maximale de six mois de prison. Toutes ces mesures « nuisent inutilement à la sécurité des personnes actives dans l’industrie du sexe, particulièrement celles qui oeuvrent dans la rue », précise Rachel Chagnon
Et puis, il y a ces points de flou, ces situations difficiles à clarifier. « Si une escorte, pour qui les affaires marchent bien, décide d‘embaucher un garde du corps, ce dernier est-il là pour assurer sa sécurité ou pour la maintenir dans la prostitution ? Est-il un proxénète ? », se questionne Rachel Chagnon. Pas de réponse législative.
La réinsertion, grande absente de la nouvelle loi
La loi de 2014 laisse également de côté un aspect du travail du sexe pourtant majeur : la réinsertion. C’est pour cette mission que des organismes ont été subventionnés par le gouvernement fédéral lors du passage de loi. Mais ces fonds, qui n’étaient pas récurrents, ont fini par prendre fin. Or, la réinsertion relève du soutien social, compétence provinciale. « Et comme il y a eu peu de communication sur ces dispositifs entre le fédéral et les provinces, ces dernières ont fait comme si elles n’avaient rien vu et n’ont pas pris le relais des financements ».
Alors, les organismes d’aide aux victimes de l’industrie du sexe se charge de la réinsertion. À la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), Bailaou Diallo est chargée de ce volet. « Les changements législatifs de 2014 étaient souhaitables, mais restent incomplets. Pour pouvoir sortir de l’industrie du sexe, les femmes doivent voir accès à un logement, à de la nourriture et des services psychosociaux, énumère l’intervenante communautaire. Il faut pouvoir penser à un programme qui intègre tous ces volets et qui n’oublie personne ». Car les profils des personnes en situation de prostitution sont divers et nécessitent une prise en charge adaptée.
Excentré, le quartier Hochelaga, à Montréal, est propice au travail du sexe de rue. Photo: Jean Rémond.
Les personnes marginalisées « plus vulnérables »
De ce point de vue, les minorités, ethniques ou sexuelles, sont particulièrement exposées. « Ce que demandent les personnes qui achètent des services sexuels, c’est la diversité. Cela explique en partie la surreprésentation des personnes migrantes, autochtones ou issues de minorités sexuelles dans l’industrie du sexe, relate Karine Côté. Elles sont plus à risque de tomber dans ce milieu, car elles sont plus vulnérables, parfois sans argent ou sans papier ».
Les personnes actives dans l’industrie du sexe qui n’ont pas le statut de résident temporaire au Canada sont d’ailleurs dans une situation bien particulière, car concernées par deux lois. « Une disposition dans la loi immigration prévoit qu’une personne en situation irrégulière ne doit pas se retrouver dans l’industrie du sexe, révèle la coordonatrice de la CLES, Jennie-Laure Sully. D’un autre côté, la loi de 2014 considère que toute personne qui se retrouve dans la prostitution est à haut risque de subir des violences et mérite une protection », oppose-t-elle.
La situation est ambiguë mais Jennie-Laure Sully l’assure, la CLES n’a pas eu connaissance de personnes dans l’industrie du sexe qui se serait fait expulser du territoire à cause de leur situation irrégulière. « Le fait que la loi sur l’immmigration prévoit cette mesure fait que, théoriquement, ça pourrait se passer. Il faut donc faire attention à ce que la loi de 2014 soit respectée », conclut-t-elle.
Jean Rémond, Théo Laroche