Épidémie de désinformation médicale dans les bibliothèques de Saguenay
Plusieurs livres comme « La mafia médicale » vont à l’encontre du consensus scientifique. Lors de sa parution en 1994, le taux de vaccination a chuté considérablement. (Photo: Laurence Trahan)
Les émotions négatives augmentent les risques de développer des cancers, les médicaments ne sont pas efficaces pour traiter l’ostéoporose et les maladies thyroïdiennes sont causées par la baignade estivale : les rayons santé des bibliothèques de Saguenay abondent de désinformation médicale.
Laurence Trahan et Emmanuelle Vérité-Lapointe
Les usagers qui fréquentent les bibliothèques de Saguenay doivent être vigilants s’ils souhaitent consulter un ouvrage médical. Une importante partie de la section santé propose des informations contraires au consensus scientifique.
Les bibliothèques de Saguenay ont un inventaire colossal de documents de tout genre. Chaque année, ils en achètent environ 30 000, selon le porte-parole de la Ville de Saguenay Dominic Arseneau. Ces copies circulent entre les cinq succursales du réseau, celles de Jonquière, Chicoutimi, Arvida, Laterrière et La Baie.
Mise en garde
« Quand tu vas dans la section santé, je dirais que la plupart des livres contiennent de fausses informations », se désole le pharmacien et vulgarisateur scientifique, Olivier Bernard, aussi connu sous le nom du Pharmachien, qui observe ce phénomène depuis une vingtaine d’années.
L’ouvrage « La Thyroïde, comprendre et traiter les troubles thyroïdiens » est l’un des livres douteux que l’on peut retrouver dans le catalogue de la bibliothèque de Saguenay. Il est récemment apparu sur les tablettes et se présente de prime abord comme un ouvrage crédible, mais c’est en feuilletant les pages qu’on se rend rapidement compte du non-sens des conseils médicaux proposés. L’auteur Anthony William présente le jus de céleri et les artichauts comme une solution miracle à tous les maux.
Des conseils qui semblent banals, mais qui peuvent être lourds de conséquences, selon le président de l’Association des médecins endocrinologues du Québec, Frédéric Bernier. « La désinformation médicale peut non seulement retarder des traitements, mais peut permettre l’apparition de complications et même causer une mort prématurée lorsque les patients refusent des traitements qui sont démontrés efficaces par des études rigoureuses à cause de la peur que la [désinformation] peut engendrer ou de la confusion qu’elle peut créer. »
L’initiative Biblio-santé met de l’avant du contenu médical fiable, mais elle se cache loin de la section « santé » de la bibliothèque Hélène-Pedneault. (Photo: Laurence Trahan)
La présence de ces livres inquiète de plus en plus le président du Collège des médecins du Québec, Dr Mauril Gaudreault. « Nous sommes préoccupés par la popularité des traitements miracles, des livres médicaux et des propos tenus sur les médias sociaux qui ne sont pas basés sur la science. »
Contrairement à la pensée populaire, les fausses informations ne se trouvent pas uniquement sur le web, prévient Olivier Bernard qui n’est plus étonné d’en trouver sur les rayons. « Souvent on dit aux gens de prendre des sources fiables comme des livres, mais il y a autant d’affaires fausses dans les livres que sur internet. C’est un problème de conception qu’on a que si c’est publié, c’est nécessairement plus crédible ou plus rigoureux et c’est absolument faux. »
Une crédibilité trompeuse
Peu importe la fiabilité des volumes, la bibliothèque de Saguenay doit se conformer aux Lignes directrices pour les bibliothèques publiques du Québec « en offrant des services, des ressources et des documents libres de censure, sans exception ».
Ce n’est rien de moins que la mission fondamentale de ces institutions, indique la directrice générale de l’Association des bibliothèques publiques du Québec, Eve Lagacé. « Il est très important pour une bibliothèque publique d’exposer une variété de contenu. »
Cette position mérite d’être nuancée selon la professeure en études littéraires à l’Université du Québec à Trois-Rivières Mathilde Barraband. « Cette diversité, elle n’inclut pas les fausses nouvelles, la désinformation ou des théories contraires au consensus scientifique. »
Plusieurs critères de sélection encadrent l’acquisition de documents. Par exemple, un livre faisant la promotion de discours haineux n’a pas sa place dans les bibliothèques publiques, conformément à la législation canadienne. Dans le cas de la désinformation scientifique, aucune mesure ne proscrit sa diffusion.
Olivier Bernard estime qu’il y a une immense valeur pour la santé de lire des livres de qualité, mais il y a toujours le risque de tomber sur de mauvais livres. (Photo: Emmanuelle Vérité-Lapointe)
La tâche n’est pas mince pour les sélectionneurs qui ne peuvent pas s’improviser scientifiques, défend le porte-parole de la Ville de Saguenay. « Des livres qui sont ouvertement haineux, ça ne passerait pas, c’est sûr. Le problème avec la santé c’est que c’est compliqué, les personnes qui achètent les livres ne sont pas des médecins », affirme M. Arseneau.
« Je ne les blâme pas, ils n’ont pas les outils ou la capacité de déterminer ce qui est vrai ou pas. » Olivier Bernard est conscient de la charge de travail, mais entre-temps, le problème demeure. « [Les éditeurs, les bibliothèques ou librairies] ne vérifient pas l’exactitude du contenu parce qu’ils se disent que leur rôle, ce n’est pas de vérifier si un livre est bon ou pas, c’est seulement de l’offrir au public. Je trouve qu’il y a d’immenses limites à ce genre de raisonnement parce que, visiblement, le public ne se forge pas sa propre opinion, il fait juste se dire que c’est dans une bibliothèque, c’est dans un livre, c’est publié donc ça doit être crédible. »
C’est une problématique qui doit être discutée sachant que lorsqu’un livre est ajouté à la collection, il est là pour y rester, explique Mathilde Barraband. Les bibliothécaires ont peu de moyens pour retirer un livre des étagères sans le censurer. Les solutions se limitent à le déplacer dans un rayon moins accessible ou à attendre qu’il soit complètement abîmé, puis le jeter sans le remplacer.
Prévention et sensibilisation
Ces livres ne doivent pas être pris au pied de la lettre, selon le médecin spécialiste en santé publique du CIUSSS du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Dr Jean-François Betala Belinga. Il croit qu’une visite chez son professionnel de la santé est de mise avant de changer quoi que ce soit à ses traitements. « Pas prendre l’avis du voisin, dans un livre ou dans un forum sur internet. Il faut se tourner vers un professionnel. »
C’est une recommandation qui va de soi selon Olivier Bernard, mais il précise qu’il ne faut pas se limiter à cette avenue. Face à un système de santé de plus en plus saturé, le pharmacien estime qu’il est essentiel que le public se responsabilise, tout comme l’ensemble des acteurs impliqués dans la chaîne, afin d’augmenter la fiabilité des informations qui circulent.
« On peut sensibiliser les éditeurs au problème en leur disant d’aller chercher une contre-vérification. On peut aussi sensibiliser les bibliothèques, leur dire que s’ils ont un doute sur un livre, ils ne sont pas obligés de le mettre sur leurs tablettes. Ce n’est pas de la censure de ne pas mettre un livre en bibliothèque. »