Canceller la cancel culture?

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La culture de l’annulation est un mouvement qui veut exclure publiquement une personne, un groupe, une œuvre ou une idéologie qui n’est pas conforme à certaines valeurs. Ce concept a débuté vers la fin des années 2010, notamment dans la foulée du mouvement #MoiAussi (#MeToo) en 2017 sur les réseaux sociaux.
 

Ce « tribunal populaire » crée beaucoup de polarisation autour des dénonciations en ligne. Pour certains, le processus judiciaire dans les règles de l’art est primordial pour un bon maintien des droits individuels. M. C, une source qui a été une victime directe de la cancel culture et qui désire garder l’anonymat, crois que ce mouvement n’est aucunement réparateur. « Je suis contre les dénonciations en ligne qui sont identifiables, parce que tu ne peux pas te remettre de ça, une fois que ton nom est associé à viol et agression, jamais de ta vie tu peux te remettre complètement de ça », affirme M. C.  

Pour d’autres, la confiance envers le système de justice actuel est ébranlée et l’utilisation des plateformes numériques pour dénoncer peut permettre un certain soulagement. La chanteuse du duo les sœurs Boulay, Stéphanie Boulay, a été victime de gestes d’abus avec son ex-copain, Alex Nevsky. Le chanteur avait rendu l’histoire publique sur les réseaux sociaux sans le consentement de Stéphanie Boulay qui lui avait écrit un courriel. La chanteuse a également écrit sur un blogue le « boysclub » pour dénoncer les gestes commis par Alex Nevsky.

« La raison pour laquelle j’ai décidé de le faire [écrire sur un blogue], c’est vraiment parce que je suis incapable dans la vie de laissez-passer des situations injustes telles quelles, surtout quand je la vis et que je me rends compte que des gens autour de moi la vivent », raconte Stéphanie Boulay. 

Impact médiatique 

Cette campagne de dénonciations en ligne a subi une médiatisation sans précédent : inconduite ou agression sexuelle de personnalités publiques, témoignage de victimes ou encore utilisation de mots jugés discriminatoires. Les accusations ont considérablement augmenté au cours des dernières années. Selon les données de Statistique Canada datant de 2018, il y avait quotidiennement en moyenne 59 agressions sexuelles déclarées par la police avant le mouvement #MoiAussi. Ce chiffre a augmenté pour atteindre jusqu’à 74 déclarations quotidiennes en 2018, après le #MoiAussi. 

Le Québec est la province canadienne ayant été la plus atteinte par ce phénomène. Statistique Canada révèle que le taux d’agressions sexuelles a augmenté de 61% après le #MoiAussi, alors que la moyenne nationale se situe à 24%. Cette disparité importante pourrait s’expliquer par la médiatisation des évènements, la création de lignes d’aide spécialisée pour les victimes et l’effet sociétal de masse encourageant les victimes à dénoncer leur agresseur.  

« J’ai écrit aussi pour que d’autre monde face comme « hey je ne suis pas tout seul ». Je voulais enlever le poids de la honte de sur mes épaules et essayer de provoquer le même résultat chez d’autres personnes », renchérit la chanteuse. 

Au sens de la loi 

D’un point de vue légal, la culture du bannissement peut faire outrage au processus judiciaire. « Les dénonciations en ligne c’est l’inverse du système judiciaire qui est basé sur la présomption d’innocence. Si on veut reprocher quelque chose à quelqu’un, il faut le prouver hors de tout doute raisonnable, mais en ligne c’est le contraire », explique l’avocat en droit criminel et pénal, Me Francis Germain.  

Selon l’avocat, les dénonciations en ligne comportent deux volets : « d’un côté, il y a l’accessibilité, parce que le système judiciaire, c’est quelque chose qui peut être long et complexe. D’autre part, il y a le côté anonyme qu’on a en ligne et qu’on ne peut pas avoir dans le système ». Plusieurs pages sur Instagram, Facebook ou Twitter ont été créées pour dénoncer anonymement des gestes ou des paroles jugés « annulé ». Au Québec, la page Dis son nom a notamment fait l’objet de plusieurs révélations-chocs.  

Le tribunal populaire ne permet pas toujours à tous les intervenants d’une situation de se justifier. « Faut remettre les choses en contexte et c’est difficile, je pense, et ce n’est pas ce qui se passe présentement par rapport à la cancel culture », rend compte M.C. Au contraire, lorsque plusieurs versions des faits sont exposées, cela peut compliquer un futur procès. « Plus il y a de versions d’une même histoire, plus ça peut nuire lorsque vient le temps de témoigner devant un juge », relate Francis Germain. 

Ce mouvement représente un certain danger pour les victimes qui décident de dénoncer des personnalités publiques en ligne plutôt que de se tourner vers le système judiciaire. « Quand on parle de personnalités publiques ou de personnes qui peuvent perdent leur emploi, une fausse dénonciation peut se retourner [contre la victime] au niveau de la justice civile avec par exemple une poursuite pour diffamation », indique Me Germain. 

Un nouveau tribunal spécialisé 

Le 26 novembre 2021, l’Assemblée nationale adopte à l’unanimité la loi visant la création d’un tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et violence conjugale qui a comme principal objectif de rebâtir la confiance des victimes envers le système judiciaire, selon le gouvernement du Québec. 

« Ça va être très intéressant parce qu’une des choses qui fait que les victimes d’agressions sexuelles ont de la difficulté à dénoncer c’est qu’elles font face à des intervenants qui connaissent plus ou moins bien cette problématique. En ayant un tribunal spécialisé, avec des intervenants formés dans le domaine, l’encadrement va pouvoir être meilleur », commente l’avocat en droit criminel et pénal. 

Le tribunal ne modifiera pas les lois, ni les droits, ni les règles de procédure, il viendra seulement accompagner les victimes de manière plus adéquate dans un processus qui peut être complexe.  

« Selon moi, cette initiative va être gagnante sur toute la ligne », déclare Francis Germain. Ce projet devrait être déployé de manière permanente dans l’ensemble de la province d’ici le 30 novembre 2026.  

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